24 – MYSTÉRIEUSE ÉTREINTE
... Allô ! allô !
Réveillé en sursaut, Juve s’était précipité à l’appareil ; déjà, il faisait grand jour, mais le policier, qui s’était couché très tard la veille, donnait encore à poings fermés, bien qu’il fût sept heures du matin.
Juve venait d’être arraché à son profond sommeil par la sonnerie du téléphone. Il écoutait, anxieux, ce qu’on lui transmettait de l’autre bout du fil, répondant par monosyllabes, répétant machinalement les principales paroles qui lui étaient adressées...
— Oui, c’est moi... Juve... Vous dites ?... la Sûreté… bien... ah ! parfaitement... c’est vous, cher monsieur Havard ?... très bien, merci... oui, je suis libre... ah ! ah !... tiens, c’est curieux... on n’a pas d’indices ?... évidemment, encore trop tôt... entendu... entendu... comptez sur moi... non, rien de particulier... j’y vais... je vous tiendrai au courant...
En toute hâte, Juve s’habilla, descendit dans la rue et, avisant sur le boulevard Saint-Germain un taxi-auto qui maraudait :
— Dites-moi, mon brave, faisait-il en s’adressant au mécanicien, vous allez me conduire à Sèvres, au bas de la côte de Bellevue... et à toute allure, hein ?
Juve lâcha sa voiture au bas de la côte de Bellevue et monta la rampe à pied jusqu’à la hauteur de l’élégante villa occupée par l’Américain Dixon.
À cette heure matinale la route était déserte. Nul attroupement ne signalait à l’attention publique la maison dans laquelle s’étaient passés les événements que le chef de la Sûreté avait jugés assez graves pour immédiatement charger Juve d’aller sur place les vérifier.
Tout était calme et silencieux dans le voisinage, au point que le policier, s’il n’avait été sûr de son renseignement, aurait pu douter qu’il était à proximité du théâtre d’un crime ou tout au moins d’une tentative de crime.
Par téléphone de la Sûreté on avait en effet informé Juve qu’un attentat tragique et mystérieux venait de se produire. M. Havard n’avait guère fourni d’autres renseignements.
Cependant, Juve, à peine entré dans la propriété voyait venir à lui un uniforme ; le brigadier de gendarmerie :
— Brigadier Dubois, de la brigade de Sèvres !
— Que s’est-il passé ?
Le policier, accédait déjà au perron de la maison.
— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, monsieur l’inspecteur, vous attendrez un peu avant de pénétrer dans les appartements ; M. Dixon repose en ce moment, et le docteur a formellement interdit de faire le moindre bruit autour de lui.
— Son état est grave ?
— C’est peu probable, d’après ce que dit le médecin.
— Écoutez, brigadier, vous allez me prendre cette histoire-là par le commencement, sans rien omettre, mais en ne me citant que les faits qui se sont produits.
Le brigadier attira Juve derrière la maison, ils pénétraient sous la tonnelle ; à l’arrivée de l’inspecteur, un gendarme qui était assis et écrivait sur la table, se leva respectueusement :
— Nous étions justement en train de finir notre rapport déclara le brigadier... mais voulez-vous prendre connaissance de la déclaration du témoin ?
Juve prit le document et lut :
« Nous soussigné Dubois, brigadier à la deuxième brigade des gendarmes à pied casernée à Sèvres, assisté de Verdier, gendarme, avons reçu ce matin, 28 juin à 6 h 35 du sieur Olivetti, employé de commerce, habitant Bellevue, la déclaration suivante : »
À la ligne, et entre guillemets, d’une belle écriture de ronde, le gendarme avait recopié scrupuleusement la déclaration dudit Olivetti.
Elle était ainsi conçue :
« Ayant quitté mon domicile à 6 h 1/4 et me rendant à la gare du chemin de fer de l’État pour prendre le train de 6 h 42, par lequel chaque jour je vais à mes occupations, je passais par la côte de Bellevue, lorsque étant à la hauteur du parc de Brimborion, un peu avant la villa portant le numéro 16 et que depuis j’ai su appartenir à M. Dixon, un boxeur américain, j’ai entendu un coup de revolver, en même temps qu’un bruit de vitre brisée, dont les débris dégringolaient sur un sol dur, de la pierre, très vraisemblablement.
M’étant arrêté un instant par prudence, je regardai si personne ne tentait de se dissimuler dans les environs, je ne vis rien, mais j’entendis encore trois autres coups de revolver qui se succédèrent à intervalles très rapprochés et semblaient provenir de la maison de M. Dixon. Au bout de quelques instants je m’approchai de cette maison et constatai que les carreaux de la fenêtre placée sur le côté droit de la façade étaient cassés, les éclats de verre jonchaient la terrasse bitumée devant la maison.
On n’entendait plus rien ; il ne venait toujours personne, je me décidai à sonner, mais on n’ouvrit pas. Je pensai alors que des rôdeurs s’étaient peut-être simplement amusés à faire du tapage dans les environs, j’allais donc poursuivre ma route afin de ne pas manquer mon train, lorsque je crus entendre des cris vagues, à peine perceptibles d’ailleurs et qui semblaient provenir de l’intérieur de la maison. La porte accédant au jardin était fermée à clé, je ne pus l’ouvrir ; au surplus je ne tenais pas à m’introduire dans cette propriété, étant seul et sans armes.
Toutefois, craignant qu’il n’y ait un malheur ou un crime, je courus à la gendarmerie et je fis en présence du brigadier, la déclaration ci-dessus. »
Le brigadier Dubois retroussa sa moustache et regardant son gendarme, comme pour l’inciter à confirmer ce qu’il allait dire, au besoin à le reprendre s’il commettait une erreur, s’il avait une absence de mémoire, commença :
— Dès que nous eûmes enregistré la déclaration du sieur Olivetti, nous nous rendîmes, le gendarme Verdier et moi, dans la côte de Bellevue, devant la maison incriminée, M. Olivetti nous accompagnait et au premier examen, nous appréciâmes l’exactitude du récit de ce témoin. Nous entrions aussitôt dans le jardin...
Le gendarme interrompit son chef :
— Contrairement à ce que nous avait déclaré M. Olivetti, la porte du jardin accédant sur la route n’était pas fermée à clé, mais simplement par un loquet intérieur qui ne comportait point de serrure et que l’on poussait à la main. Nous avons donc pu nous introduire sans difficulté jusqu’au perron de la maison ; là toutefois nous nous heurtions à une porte fermée et qu’il ne nous était pas possible d’enfoncer. Ayant appelé à haute voix, dans l’espoir de nous faire entendre des habitants, nous perçûmes distinctement des gémissements ; nous entendîmes que l’on criait « au secours ! » et le son de la voix qui frappait nos oreilles provenait sans aucun doute de la pièce du premier étage, dont les vitres étaient brisées. Je dis à Verdier, à ce moment :
« Il faudrait atteindre cette fenêtre avec une échelle. »
Verdier me répondit :
— « Je n’ai pas d’échelle. »
— Je lui dis...
Juve interrompit nerveux :
— Passez, brigadier, dépêchez-vous ! Avez-vous, oui ou non trouvé une échelle ?... Êtes-vous entrés dans la pièce ?
— Parfaitement, monsieur l’inspecteur, fit le brigadier Dubois, un peu interloqué... et après avoir trouvé la victime, nous faisions venir le docteur Plassin ; dès lors jusqu’au moment où vous êtes arrivé...
— Moins vite maintenant, brigadier ; nous sommes dans la partie intéressante de l’affaire, c’est le moment d’être précis : voyons, je reprends : vous avez trouvé une échelle, vous l’appliquez au mur, vous montez l’un derrière l’autre, vous d’abord sans doute, brigadier, et le gendarme ensuite ?
— C’est cela, monsieur l’inspecteur.
— ... Arrivés à la hauteur de la fenêtre, vous regardez à l’intérieur de la pièce : que voyez-vous ?
— Nous ne voyons rien, monsieur l’inspecteur, mais nous entendons toujours le particulier qui demande du secours et pousse des gémissements comme s’il souffrait...
— Alors ?
— Alors, poursuivit le brigadier, reprenant peu à peu ses esprits, par le trou du carreau brisé je passe le bras à l’intérieur de la pièce, je fais jouer l’espagnolette de la fenêtre, je l’ouvre et j’entre, Verdier me suit, nous sommes dans une chambre à coucher, parfaitement en ordre et dans laquelle il nous semble au premier abord que rien n’a été dérangé...
— Et au second examen, interrogea Juve ?
— Nous conservons la même opinion, monsieur l’inspecteur, répondit le gradé, en jetant un coup d’œil à son subordonné, comme pour s’assurer que celui-ci partageait sa façon de penser.
Juve demeurait silencieux, le brigadier continua :
— Toutefois, pendant que Verdier ouvrait les rideaux, j’étais allé au fond de la pièce, et je trouvais étendu sur le lit, un homme déshabillé qui paraissait en proie à de vives douleurs... J’ai su depuis que c’était M. Dixon, locataire de la maison. M. Dixon pouvait à peine articuler quelques paroles, faire un mouvement ! Ses épaules et ses bras étaient hors des couvertures, et par l’entrebâillement de la chemise de nuit ouverte, je pus constater que la peau de la poitrine et des épaules portait des traces d’ecchymoses, des rougeurs...
Sur un guéridon à main droite du lit, se trouvait un revolver dont les six cartouches venaient, d’être tirées il y avait fort peu de temps...
— Ah ! fit Juve, et alors ?
— Je pensais, déclara le brigadier, que le plus important, c’était d’appeler un médecin. M. Olivetti, qui était resté à l’extérieur de la maison, dans le jardin, voulut bien se charger d’aller prévenir M. le docteur Plassin, qui n’habite pas loin. Cinq minutes après, le docteur arrivait et je profitais de sa présence pour envoyer mon gendarme à la gendarmerie d’où l’adjudant a, m’a-t-on dit, immédiatement téléphoné à la Préfecture de police, la situation telle qu’elle était.
— Avez-vous visité la maison ?
— Ma foi non, monsieur l’inspecteur, pas encore, mais rien ne sera désormais plus facile, car en fouillant les poches des vêtements de la victime, nous avons trouvé son trousseau de clés.
— De la victime ! s’écria Juve, qu’est-ce qui vous fait supposer que M. Dixon est une victime ?... j’entends la victime d’un attentat...
— Ma foi, répliqua le brigadier, du moment qu’il criait : « Au secours », c’est qu’il avait à se plaindre de quelqu’un !...
Juve passa à un autre ordre d’idées :
— Pour introduire le docteur dans la maison, vous avez dû lui ouvrir la porte, par suite entrevoir tout au moins les autres pièces de l’immeuble, le palier, l’escalier...
Le brigadier secoua la tête :
— Non monsieur l’inspecteur, non, il est monté par l’échelle ; mon premier mouvement a été, en effet, de sortir de la chambre à coucher où était M. Dixon, par la porte de cette pièce qui communique avec le carré du premier étage. Mais j’ai constaté que cette porte était fermée à clé. Cela m’a paru assez bizarre car, si M. Dixon a été victime d’un attentat, il faut bien que l’agresseur ait pénétré chez lui et vraisemblablement qu’il ait pénétré par la porte... celle-ci étant fermée, je n’ai pas cru devoir l’ouvrir afin de permettre à la justice de faire au préalable ses constatations.
— Vous avez eu parfaitement raison, déclara Juve d’un air satisfait, il est en effet très important pour l’enquête que l’on puisse établir si oui ou non cette porte a été ouverte depuis l’attentat éventuel ou si elle est restée fermée...
« Je sais bien, poursuivit Juve, que l’on peut admettre à la rigueur qu’elle ait été fermée une première fois par Dixon lorsqu’il s’est couché, ouverte, puis refermée par ses soins, mais... enfin, nous reviendrons là-dessus... montons voir le malade... »
— M. le docteur a dit, monsieur l’inspecteur, qu’il ferait prévenir dès que M. Dixon serait en état de fournir des explications ; cependant si monsieur l’inspecteur insiste...
— Non, grommela Juve, nous avons le temps. Visitons toujours la maison... Au fait, brigadier, n’y a-t-il pas de domestiques ici ? Cette maison parait abandonnée !
Le gendarme Verdier prit la parole :
— Je me suis déjà renseigné à ce sujet, monsieur l’inspecteur, j’ai interrogé discrètement les voisins ; on croit savoir que l’Américain Dixon vit seul ici. Il n’a comme domestique qu’une vieille femme de ménage honorablement connue dans le pays. Cette femme ne prend jamais son service avant neuf heures. Elle sera vraisemblablement ici dans une demi-heure, car elle ne doit se douter de rien.
— Bien, dit Juve, vous me préviendrez dès qu’elle arrivera... attendez-la ici dans le jardin.
Le gendarme et l’inspecteur, munis des clés de M. Dixon, ouvrirent sans difficulté la porte de l’entrée principale donnant accès au rez-de-chaussée.
Tout à côté de la chambre occupée par Dixon se trouvait une sorte de cabinet noir, dont la porte était restée grande ouverte ; des feuilles de papier, des lettres, des documents épars gisaient sur le plancher.
— Naturellement ! dit Juve. On en voulait au coffre-fort.
La caisse, une assez grande caisse, toute d’acier et scellée dans le mur, avait été fracturée, ou pour mieux dire démontée par endroits, sciée à d’autres. Du travail de maître, pensa Juve. Au surplus l’essentiel n’était pas, pour le moment, de savoir ce qu’on avait volé, mais bien de déterminer s’il y avait eu vol, ensuite qui avait volé !
Juve considéra le sol dans le cabinet noir, ramassa deux ou trois papiers sur lesquels on avait marché, prit quelques mesures qu’il nota sur son carnet et redescendit.
Et le policier allait faire quelques pas dans le jardin lorsque le gendarme Verdier qui montait la garde devant la maison l’aborda :
— Monsieur l’inspecteur, le docteur a dit que M. Dixon était réveillé.
Juve se précipita aussitôt et toujours respectueux de la porte fermée, il fit appliquer l’échelle au premier étage, et pénétra par la fenêtre dans la chambre du boxeur.
Le policier poussa un sincère soupir de satisfaction lorsque le médecin lui eut déclaré :
— Ce ne sont que des contusions, M. Juve. Des contusions sérieuses, presque graves, mais enfin, des contusions seulement. M. Dixon peut se féliciter de posséder des muscles d’une vigueur extraordinaire. Sans quoi j’ai la persuasion, à en juger par l’étreinte à laquelle il a dû résister, que son corps ne serait plus qu’une bouillie informe !
— Tiens ! se dit Juve.
Il lui semblait avoir déjà entendu dire quelque chose d’approchant. La mort de Lady Beltham lui revenait à l’esprit...
— Vous allez, monsieur Dixon, me raconter tous les détails de la nuit tragique par laquelle vous venez de passer. Vous avez probablement dîné à Paris hier soir ?
— Non, monsieur ici, mais de cinq heures à sept heures, j’avais fait une séance d’entraînement très fatigante en vue du match que je dois... que je devais, reprit-il avec une nuance de tristesse, disputer demain... Ah ! voilà qui fera joliment le jeu de Joé Sam... mais Sam ne perdra rien...
— Croyez-vous que votre adversaire, ce Joé Sam, soit homme à vous surprendre dans un guet-apens et à vous faire mettre à mal pour éviter de se trouver sur le ring en face de vous ?
Non, Joé Sam était son adversaire acharné sans doute, puisque l’un et l’autre se disputaient le titre de Champion du Monde, mais le noir était un sportman courageux et loyal.
— Après le dîner, monsieur Dixon, qu’avez-vous fait ?
— Je me suis déshabillé ; ma femme de ménage s’en est allée, j’ai fermé les volets, les portes, je suis monté ici, et...
— Avez-vous l’habitude de vous verrouiller dans votre chambre ?
— Oui, fit Dixon.
— Quelle heure était-il quand vous vous êtes couché ?
— Dix heures au plus...
— Et après ?
— Alors, je me suis endormi profondément, mais au milieu de la nuit, j’ai été réveillé par des bruits assez étranges : il me semblait que l’on grattait à ma porte, j’ai poussé un cri et j’ai donné un coup de poing dans la cloison...
— Pourquoi ? demanda Juve étonné.
— La maison n’est ni humide, ni vieille, mais je me suis laissé dire que quelquefois des rats pouvaient monter par les égouts. J’ai eu l’impression, en entendant ces espèces de grattements à la porte, que c’étaient des rats, et tout bonnement j’ai fait du tapage pour les effrayer.
— Vous n’avez pas cru devoir vous lever ?
— Non, le bruit a cessé, je me suis rendormi...
— Ensuite ?
— J’ai été réveillé de nouveau. Peut-être cinq minutes, peut-être un quart d’heure après ma première alerte ; cette fois, j’ai entendu des bruits de pas dans le couloir, sur le palier du premier étage...
— J’espère, insista Juve, que cette fois vous êtes allé voir ?
— J’en ai eu l’intention, poursuivit l’Américain, lorsque soudain, j’ai senti quelque chose qui s’appuyait sur mon lit, paraissait tirer mes draps. J’ai été ficelé, lié, comme un saucisson, les bras collés au corps. Mon bras droit dirigé vers le guéridon avait été brusquement rabattu sur mon flanc, et dès lors, pendant plus de dix minutes j’ai lutté de tous mes muscles contre une atroce, effroyable et mystérieuse étreinte qui sans cesse augmentait !...
— Un lasso ! suggéra à voix basse le docteur Plassin.
— Ce... ce qui vous éteignait ainsi, avez-vous pu en définir la nature ? Avez-vous à ce sujet une idée ?
— Je ne sais rien, je ne vois pas... Je me souviens toutefois avoir éprouvé, au contact de la chose qui m’étreignait, une véritable sensation d’humidité, de froid...
— Un lasso mouillé, parfaitement, dit le médecin... Je vois ça d’ici, une corde trempée dans l’eau se resserre d’elle-même...
— Pour n’être point écrasé, brisé, avez-vous dû faire un grand effort ?
— Un effort surhumain, monsieur l’inspecteur. Comme l’a dit le docteur, si je n’avais pas des muscles d’acier, j’aurais été broyé.
— Bien... bien... fit Juve, c’est parfait !...
— Vraiment ! vous trouvez ?...
— Je veux dire que cela correspond à ce que je pensais, expliqua Juve.
— Aviez-vous une grosse somme d’argent dans votre coffre-fort ?
— On m’a cambriolé, n’est-ce pas ? C’est fini, j’ai tout perdu ! Dites, monsieur ?... Dites vite ?...
L’angoisse du boxeur était si intense que Juve regretta de lui avoir posé la question aussi brutalement. Mais il n’était plus temps de reculer, il hocha la tête affirmativement.
— Cent mille francs, monsieur, ils m’ont pris cent mille francs ! Croyez-vous que c’est une malchance épouvantable ? Moi qui mets toujours mes fonds à la banque... j’avais reçu cette somme il y a quatre jours, par exemple !... Oui, je me souviens maintenant, pendant que je résistais contre cette chose... j’ai nettement entendu marcher dans le cabinet de débarras ; j’ai entendu frapper des coups...
— Doucement, doucement, observait le docteur, vous allez vous donner la fièvre et je serai obligé d’interrompre la conversation...
Juve intervint :
— Je n’en ai plus que pour quelques instants, docteur, je vous en prie, laissez-nous finir... c’est important... Comment s’est achevée votre lutte ?
— Au bout de dix minutes environ, j’ai senti que mes liens se détendaient. Mais alors j’ai éprouvé des douleurs si aiguës que je suis retombé allongé dans mon lit, comme une masse, et j’ai dormi ou peut-être que je me suis évanoui !
— Vous ne vous êtes donc pas levé du tout ?
— Pas un instant.
— La porte de votre chambre communiquant avec le palier est donc restée fermée à clé toute la nuit ?...
— Toute la nuit !
— Cette vitre brisée à votre fenêtre ? ces coups de revolver à six heures du matin ?
— C’est moi qui ai tiré de mon lit pour appeler du monde.
— Je m’en doutais, fit Juve.
Le policier, quittant la chaise, se mit à quatre pattes sur le sol et minutieusement examina le tapis. Aucune trace, mais sur la descente de lit faite d’une peau d’ours blanc, le policier releva par endroit des touffes de poils agglutinés, collés, comme si quelque chose d’humide et de gluant avait passé dessus.
Juve détacha avec ses ciseaux de poche une petite poignée des poils collés ensemble et l’enferma avec précaution dans son portefeuille. Le policier se rapprocha ensuite de la porte qu’une portière en velours dissimulait, il souleva cette draperie et ne put retenir un cri d’étonnement : dans le panneau intérieur de la porte, un trou rond avait été percé, trou d’environ quinze à vingt centimètres de diamètre ; ce trou s’élevait à dix centimètres au-dessus du sol, on eût dit une chatière :
— Est-ce vous, demanda Juve, qui avez fait percer ce trou dans la porte ?
— Mais jamais de la vie ! je ne sais pas ce que c’est.
— Moi non plus, répliqua Juve, mais je m’en doute.
Le docteur Plassin, à la découverte du policier, exulta :
— Ça y est ! déclara-t-il, je l’ai toujours dit ; un lasso ! c’est un lasso qui a failli étouffer M. Dixon et c’est par ce trou qu’on l’a introduit.
— Ouais, fit Juve, si bas que personne ne pouvait l’entendre, mais je crois que le gaucho qui pourrait lancer son lasso de façon efficace en le faisant passer par un semblable chemin n’est pas encore venu au monde.